jaiplusdesouvenirs

03 décembre 2006

 

Istanbul


Au début ils ne discernent rien de précis, du bruit, des voix au loin et du chahut.
Et puis petit à petit vient le pressentiment que c'est une ambiance de ville mais on ne sait encore où.

Ils sont concentrés, chacun à leur table, j'observe leur visage tendu

Peu de réaction, juste la sage attention de l'élève face au professeur.
Et soudain, tout se déchire, une voix se précise et puis une langue et là, je le vois se métamorphoser, ses yeux s'agrandissent, il rougit, il regarde autour de lui, comme frappé par la foudre, à la recherche d'une confirmation, d' un soutien de ses compatriotes qui eux aussi sont soudainement étonnés et tendent le cou en direction de la machine, presque malgré eux...
Ils se sentent génés d'une telle émotion, ils se sentent unis et si loin de chez eux violemment, ils disent "Turc turc madame !" et je leur souris à travers ma tristesse de ce jeudi "oui je sais"
Il n'a jamais parlé, jamais montré la quelleconque émotion et là il est à nu, pris au piège de sa joie, de sa douleur d'expatrié, il cache son visage dans ses mains et une élève me traduit
- "Approchez Mesdames et messieurs, venez venez" c'est au marché ! me dit-elle transportée, "je sais Madame ! je connais ! Venez voir le poisson !"


Les autres rient de la langue dont ils trouvent les sonorités étranges et Mahmut est replié sous lui même, presque voulant disparaitre sous la table, entrant en lui comme un escargot en sa carapace, s'ouvrant à un monde intérieur, fait de souvenirs qui affluent et montent en lui, s'imposent avec violence, et éclatent sur son visage, transformant ses traits en une oscillation de joie pure et de manque douloureux. Ses yeux s'imbibent de larmes, c'est à peine croyable, je le regarde émue, heureuse d'assister à une scène si intense, de voir qu'enfin cet enfant me dit quelque chose, et quand il croise mon regard, à nouveau il cherche à se recroqueviller sous la table pour retourner dans une intimité qui me semble puiser si profondément en lui, ébranlant toute la force qu'il déploie à être en France, parler ma langue, aimer sa nouvelle vie... Plus les sons de la ville se font précis, plus il s'enfonce au plus profond de lui même, plus il se replie, plus son visage fuit mon regard et rougit de plaisir impudique. On ose presque pas le regarder tant il semble nu et surpris, immensément gêné de sa nudité.

Ce qui toujours m'ébranle : l'appel du muezzin s'élève, déchirant le silence de l'aube sur Istanbul, quelques corbeaux croissent harmonieusement, et je me souviens... les mille mosquées en contre jour dont les coupoles disputent d'étranges relief aux teintes du soleil levant embrasant les corolles des nuages, l'amour là-bas, celui d'hier...


Alors j'éteins la lumière pour l'accompagner. Et j'ai besoin de noir moi aussi car je me sens proche de lui, le coeur à vif pareillement.

Chante muezzin...

- C'est des chiens ça Madame ? demande une roumaine.
Alors les musulmans rient et m'arrachent de là où j'ai failli glisser quelques instants.
- Non c'est la prière !
- Quoi c'est comme ça que tu pries ?
- Oui c'est la prière ça ! c'est comme ça.

Le long des 4 minutes que dure l'écoute, la classe est bouleversée, je ne sais plus rien, je ne suis plus rien.
Ecrasée par l'émotion de mes élèves, je me sens à ma place, heureuse, le temps s'est arrêté.
Je suis dans le juste, le vrai, au milieu d'enfants qui le sont encore de façon absolue, qui savent pleurer pour une voix qui parle d'ailleurs et d'avant. E una cosa increible dit-il à mon MP3...Et je me sens pure et en vie. A ma place.

Et le muezzin chante... Allah Akbar...


Comments:
J'aime cette histoire... il fallait l'écrire, comme il faudra l'écrire à nouveau, encore et encore, peut-être jusqu'à l'épuisement, comme une litanie, comme une complainte...
 
pourtant je t avais dit que je ne l ecrirais plus. mais quoi de plus vrai que la redite en litterature ?
il suffit alors de savoir etre neuf a soi meme, a chaque fois
 
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